histoire Dans la vie, on a tous des problèmes. Certains sont faciles à résoudre – il suffit juste d'un pansement et tu penseras plus trop à ton écorchure sur le genou, même si elle piquera un peu à chacun de tes mouvements. D'autres sont plus coriaces – on a tous eu un jour droit à un énoncé de contrôle particulièrement retors. Et il y a ceux qui nous collent à vie, qu'on traîne comme un boulet ou une croix, et le tien, c'est un de ceux-là. Ce n'est pas tant un problème qu'un amalgame de difficultés enchevêtrées et inextricables en fait, comme ce foutu nœud dans le câble des écouteurs qu'on a toujours eu, mais en pire. Le premier problème est facilement identifiable. Ce sont juste tes parents. Oh, il y a des parents violents, des parents alcooliques, des parents drogués, des parents irresponsables, des parents détestables. Ce n’était pas ton cas. Tes parents étaient aimants, attentifs, présents. Présenté ainsi, on ne voit pas le cheveu sur la soupe, pas vrai ? Eh bien le voici : ils l’étaient peut-être un peu trop. Ce n’était pas vraiment leur faute, il fallait dire qu’ils avaient vécu la Seconde Guerre Mondiale eux, et que c’était dur pour eux, d’avoir eu des parents minés par la guerre et pas forcément soucieux d’eux en particulier. En plus de ça, il y a eu l’après-guerre, l’économie en avait pris un coup et forcément, ils avaient eu pas mal de difficultés. Alors ils reproduisaient le schéma inverse avec toi : ils étaient là. Toujours. Où que tu ailles, quoi que tu fasses, tu sentais leurs ombres et leurs regards peser sur toi, un constant rappel de leurs attentes envers toi. Leur famille avait été détruite ? Qu’à cela ne tienne : ils te réussiraient, toi. Ça venait avec son lot de restrictions aussi. Tu te devais d’être sérieux et obéissant en toutes circonstances, toujours les écouter, jamais les questionner, parce qu’ils ne voulaient que ton bien et que par conséquent, cela valait toutes les raisons du monde. Alors tu te taisais, inconscient et peut-être aussi un peu idiot, et tu subissais. A l’époque, rapporter une bonne note te suffisait à être heureux, parce que tes parents te souriaient, te félicitaient. Et toi, tu préférais cela infiniment à leurs colères volcaniques des fois où tu osais te présenter devant eux avec une note aussi désolante à leurs yeux qu’un 80/100. Ils avaient tout sacrifié pour toi, ils t’élevaient avec tant de soin, comment pouvais-tu te permettre de les décevoir à ce point, ils te répétaient pourtant bien assez que tu devais travailler, les études sont importantes, tu devrais le savoir, non ? Le problème, c’était que tu n’étais quand même pas très doué pour ça. Ce n’était pas que tu ne faisais pas d’efforts, loin de là, tu faisais de ton mieux pour apprendre tes kanji en long en large et en travers. Mais rien à faire, il y avait quelque chose qui te bloquait, à peine tu t’asseyais sur ta chaise et voyais la feuille de contrôle que ton esprit se vidait et plus rien ne te venait. Combien de cris et de remontrances ça t’avait valu, tu ne comptais plus, c’était au point que tu n’osais même plus dire à tes parents que tel ou tel examen avait eu lieu et tu cachais chaque copie tout au fond du tiroir de ton bureau, dans la crainte qu’ils ne la voient et t’attrapent par la peau du cou pour t’asséner à nouveau à quel point tu étais idiot. Ils n’étaient pas dupes, bien sûr. Plus d’une fois, tu te fis prendre la main dans le sac et l’ouragan était alors pire encore, ils te reprochaient de leur mentir en plus d’être un cancre. Tu vivais dans cette peur constante, cette angoisse de faire un faux pas et de t’écarter du chemin qu’ils avaient déjà tout tracé pour toi. Car bien sûr, ils avaient de grandes ambitions pour toi – pas question de te contenter de ton diplôme du lycée, il fallait que tu fasses une grande école et que tu ressortes médecin, ingénieur ou que sais-je encore, quand tu serais grand, tu les remercierais de t’avoir poussé dans cette direction, de quoi pouvais-tu te plaindre, leur choix était rationnellement le meilleur qui puisse exister. Et puis entretemps, tu avais eu une petite sœur, vous aviez cinq ans d’écart. Rien que bébé déjà, elle tombait très souvent malade, forçant tes parents à te réveiller en pleine nuit pour te dire que tu allais sans doute devoir te débrouiller avec ce qu’il y avait à la maison pour ton petit-déjeuner, ils devaient se rendre à l’hôpital car le nourrisson était trop mal en point et toi, tu te retrouvais là, seul, les yeux encore ensommeillés, à regarder par la fenêtre glacée la petite voiture s’éloigner sur le bitume. Après quelques années, elle avait forci un peu, fort heureusement. Elle avait droit au même traitement que toi, ceci dit, bien que légèrement allégé. Cela ne t’empêchait pas d’être un peu distant avec elle, ne sachant pas trop comment t’y prendre avec cette nouvelle arrivante que tu voyais un peu comme une intruse, ne nous le cachons pas. Mais sous le regard sévère de vos parents qui vous assuraient que quand ils mourraient, vous n’auriez plus que l’autre pour vous aider, que vous deviez vous entraider et vous montrer plus aimants que ça, tu tentais de maintenir des apparences assez convenables pour qu’ils ne te fixent plus avec cet air qui te faisait toujours froid dans le dos. Tu te souvenais qu’une fois, ta mère s’était énervée juste après et que sous l’effet de la colère, ses pouvoirs d’ombre s’étaient manifestés. Si on regardait bien le parquet du salon, il y avait quelques planches légèrement roussies, dissimulées par un tapis. Et son visage mi-humain mi-oiseau, son visage de harpie monstrueux te hantait encore parfois dans ton sommeil. Ton problème majeur survint lorsqu’elle avait cinq ans et toi dix, mais au vu des proportions qu’il a pris, ce n’est même plus qualifiable de simple problème. L’histoire avait débuté très simplement. Tu planchais sur un problème de mathématiques particulièrement récalcitrant et plissant des yeux sur les lignes de chiffres incohérents qui s’alignaient sous ton regard depuis déjà une heure, tu refusas sèchement la proposition de la plus jeune d’aller jouer avec elle. Celle-ci insista un peu, bruyante, déconcentrante et tu finis par l’envoyer balader en haussant un peu la voix, le stress et la frustration catalysant ton énervement. La petite se tut et s’en alla, probablement pour bouder ou pour aller s’amuser toute seule, ayant compris qu’elle ne tirerait rien de toi tant que tu n’aurais pas fini ce que tu avais à faire. Ce n’est que lorsque, une demi-heure plus tard, tes parents rentrèrent, que tu réalisas quelque chose : pendant tout ce temps, tu ne l’avais pas entendue, pas une seule fois. Et ton pressentiment bascula dans la réalité lorsque ta génitrice déboula dans le salon en hurlant pour t’attraper et te hurler dessus, te demandant avec véhémence ce que tu avais fait, ou plutôt, ce que tu n’avais pas fait. Sa panique mêlée à la colère fut canalisée par son pouvoir, une nouvelle fois, et l’air autour de ses mains refermées sur ton col chauffa si fort qu’il prit feu spontanément. L’ambulance arriva peu après, appelée par les soins de ton père. Bilan : ta sœur, qui était parvenue à avaler une pleine boîte de gélules pharmaceutiques en les confondant avec des bonbons, allait devoir rester à l’hôpital pour une surveillance prolongée. Quant à toi, ta peau avait été gravement brûlée dans la zone de ton cou à tes clavicules, assez profondément pour que tu n’y ressentes même plus de douleur en fait. Ta mère s’était excusée, mais le mal était fait. L’expérience te hanterait pour toutes les années à venir. Alors oui, ce n’était plus un problème, c’était ton crime, le crime d’avoir autant négligé ta petite sœur. A quelques minutes près, elle serait peut-être morte, te disais-tu à chaque fois. Et tu suivis tes parents, tu inversas ton schéma précédent : tu ne savais plus dire non. Tu acceptais tout, subissais tout, incapable de te pardonner. Dans cette angoisse de commettre l’erreur fatale, le faux pas final, celui qui ponctuerait la vie de quelqu’un. Tes notes, déjà pas très glorieuses, chutèrent : à trop vouloir t’occuper des autres, tu finissais par te négliger, comme un idiot. Dans tous les sens du terme d’ailleurs. Toujours trop con, toujours trop serviable, tu te laissais confier tout le sale boulot et forcément, les gens étant ce qu’ils sont, tu finis en convenable souffre-douleur et sous-fifre d’un peu tout le monde, si c’est pas beau ça, deux pour le prix d’un. C’était que pour ça, t’étais doué, hein. Tu ne te plaignais jamais, tu souriais même, comme si ça ne te dérangeait pas et tu te laissais toujours esclavagiser sans aucune protestation, sans aucun risque qu’un adulte leur tombe dessus pour les engueuler. Quand tu rentrais avec quelques bleus, tu prétendais t’être cogné – et ça passait très bien, parce que tu le faisais très souvent, oublieux de ton environnement, de ce qui pourrait t’arriver, parce que tes yeux étaient rivés sur les autres. Quand tu avais des écorchures, tu disais alors que tu étais tombé et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Tu survécus au collège, puis au lycée, surnageant à la moyenne malgré les fréquentes crises de tes parents et les privations qu’ils t’infligeaient en pensant pouvoir te forcer à magiquement avoir de bonnes notes de cette façon. Tu avais toujours peu d’eux et surtout de ta mère, bien sûr, mais depuis le temps, tu savais que tu n’arriverais à rien, tu n’étais tout simplement pas fait pour ça. Tu te débrouillais de temps en temps pour rapporter une note un tantinet meilleure, histoire de montrer que tu faisais quand même des efforts, mais tu ne te faisais pas d’illusions, tu savais que tu ne décrocherais jamais ni quelque chose d’excellent, ni les félicitations de tes professeurs. Tu ne pouvais que te réfugier dans tes passe-temps, la lecture et le dessin – malgré les fréquentes remarques de ton entourage, que soit disant tes activités étaient un peu féminines et que tu devrais faire autre chose en plus. Finalement, ce fut carrément ta porte de sortie. Tes résultats étaient vraiment trop mauvais pour espérer entrer dans ce que tes parents avaient espéré alors tu choisis juste ce en quoi tu étais le plus bon, les arts. Certes, ça t’avait explosé à la figure et tes géniteurs étaient bien en froid avec toi depuis – c’était une voie bien trop précaire à leurs yeux et pour le coup, ça leur cassait les couilles qu’ils se soient tués à t’élever dix-huit pour devenir, je cite, un peinturlureur du dimanche. C’était qu’ils étaient vachement énervés ce jour-là. Enfin bref. Depuis, tu vis un peu aux crochets de ta tante, qui est déjà plus tolérante que tes parents, et qui a accepté de t’héberger chez elle à Nagatsuki City, moyennant une partie de l’argent que tu te fais avec les petits boulots. VDM. | mentalité Tu souris. Doucement, tout doucement, un sourire d'enfant. C'est un tout petit sourire, presque un bébé qu'on pourrait dire, qui étire à peine les commissures de tes lèvres et qui n'allume qu'une fugace étincelle dans tes yeux tristes comme un nuage de pluie. C'est la joie qui est peinte sur ton visage mais une peine infinie qui se reflète dans ton regard, une douce mélancolie qui adoucit ton monde comme une écharpe de brume, une paisible tristesse qui te drape comme un manteau de plumes. Voilà, c'est ton sourire. On peut y voir et on y voit souvent juste de la stupidité niaise. On te le dit tout aussi fréquemment et toi, tu souris un peu plus, une touche de gêne colorant tes joues pâles, tu souris comme pour t'excuser - c'est la seule chose que tu sais faire. Tu t'excuses toujours et tu n'attends pas le pardon, parce que tu ne le mérites pas. Mais tu donnes le tien volontiers, parce que là haut, tout là haut, dans ta tête, tu penses que c'est toi le pire, que quoiqu'ils fassent, ils ne pourront pas tomber plus bas que toi. C'est un peu un complexe d'infériorité, juste un peu, un peu beaucoup. Tu as conscience d'être en bas de l'échelle, de ta faiblesse éternelle, et tu tentes de la surmonter mais - il y a toujours un mais et le tien, c'est que tu ne rencontres que des murs, des murs que tu t'ériges tout seul avec des paroles défaitistes et dégradantes à ton encontre. Alors tu fuis tu cours, tu cours te perdre entre deux pages de Murakami parce que tu te sens insignifiant dans l'ombre des personnages qui peuplent tes lectures - parce que peut-être que l'atrocité que tu as commise pourrait aussi devenir insignifiante si tu persistes à te perdre dans ta forêt de livres, il doit y avoir une part de lâcheté veule là-dedans, une grande part même. Tu aimes tout autant t'immerger dans un bon film, dans un autre univers qui peut aller d'une vieille histoire d'horreur à de l'animation un peu plus moderne - ou encore juste dessiner, te perdre quelques instants dans des tracés que tu ne trouves jamais justes parce que ton perfectionnisme extrême t'empêche d'en être satisfait. Mais tu finis toujours par culpabiliser - parce que tu es un être coupable et tu retournes buter contre tes obstacles, inlassablement. Tu dois être un peu idiot au fond, tu te laisses toujours avoir, toujours trop bon toujours trop con. Tu es sans doute trop serviable aussi, c'est compulsif cette envie d'aider les autres, de te rendre utile, de te racheter pour un acte dont ils n'ont même pas forcément la connaissance et ce, même quand tu as conscience qu'on ne fait que profiter de ta passive stupidité. Tout ça, c'est juste parce que tu veux toujours être gentil, tu ne veux pas faire de mal et tu es terrifié à l'idée de blesser quelqu'un, que ce soit physiquement ou moralement. Il suffit de te le demander, d'insister un peu - ou même pas du tout, parfois ça suffisait à ce que tu deviennes presque l'esclave de n'importe qui, t'es un peu nul mais c'est comme ça, et tu souris encore, toujours, tu pardonnes tout. Tu pardonnes toujours tout. Parce que tu ne peux pas te pardonner toi-même.
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